« Les crises passent, la gestion de nos vies se renforce »

Analyse du groupe de travail de SUD éducation 35 à propos de l’instauration du passe-sanitaire en France et des manifestations spontanées qu’elle a suscité

« Il ne pourra être un droit d’accès qui différencie les français. Il ne saurait être obligatoire pour accéder aux lieux de la vie de tous les jours comme les restaurants, théâtres et cinémas, ou pour aller chez des amis. » […] « Il sera en revanche obligatoire dans les lieux ou des événements rassemblant plus de 1 000 personnes, comme des stades, des festivals, des parcs de loisirs, des concerts, des foires, des salons ou des expositions. »

Site internet du gouvernement à propos du passe sanitaire, jusqu’à fin mai 2021.

« L’usage du passe sanitaire sera réservé aux grands-événements [i.e. + de 1000 personnes]. L’accès à un restaurant, un cinéma ou une entreprise ne pourra être conditionné à la présentation d’un tel passe »

 Citation de Yaël Braun-Pivet, présidente de la commission des lois de l’Assemblée nationale, devant l’hémicycle le 11.05.21, lors du vote de la loi encadrant la possibilité d’un passe sanitaire

Mais contre ces annonces « rassurantes » du gouvernement et de l’Assemblée Nationale, le président Macron décrète par surprise, lors de l’allocution télévisée du 12 juillet 2021, l’instauration du passe sanitaire sur le territoire français à partir du 9 aout 2021. Cette décision qui ne devra rendre de compte à personne est prise dans le huis-clôt du « conseil de défense » et va à l’encontre de ce qu’avaient décidé la représentation nationale et le gouvernement devant elle responsable.

Certes, l’émergence du « variant delta » particulièrement virulent et la baisse du rythme de vaccination volontaire observé à cette période pouvaient laisser supposer de réagir. Par ailleurs, les préconisations toutes récentes du « conseil scientifique » (rapport du 6.07.21, page 21) recommandaient de « mettre en place un « pass vaccinal » à visée individuelle pour pouvoir accéder à certains « espaces de libertés » (restaurants, activités culturelles, sportives…). Ceci permettrait de limiter les restrictions sanitaires qui devront être envisagées pour limiter la 4e vague. Les personnes non vaccinées pourraient accéder à ces espaces en présentant un test antigénique ou un test PCR réalisé 1 ou 2 fois par semaine. Il est néanmoins utile d’indiquer que la gratuité de ces tests pourrait prendre fin à l’automne, et devenir payant comme cela est le cas déjà dans plusieurs pays de l’UE. L’application « Tous Anti Covid » pourrait être le support technique de cette mesure. Le Conseil scientifique a pleinement conscience des enjeux éthiques, démocratiques, organisationnels et d’acceptabilité sociale que représenterait une telle décision, qui demeure éminemment politique. Néanmoins, dans une vision d’anticipation et compte-tenu des délais législatifs probablement nécessaires, le Conseil scientifique propose que cette éventualité soit instruite dès maintenant, en prenant en compte l’avis de représentants de la société civile par les autorités politiques. »

Mais ne nous laissons pas « aspirer » par l’ambiance d’urgence qui régnait alors et l’argument d’autorité de la « science » utilisé en politique. Si nous ne contestons pas l’importance d’une vaccination de masse dans la lutte contre la pandémie de COVID-19, nous récusons profondément la disparition d’un débat réellement politique à propos des choix opérés, qui plonge dans l’oubli ou dans l’impensé la hiérarchie des buts poursuivis par le pouvoir, les solutions alternatives existantes et toutes les conséquences associées dont il n’est jamais question. Au premier rang desquelles la poursuite du rythme effréné de l’économie capitaliste et l’émergence d’une société de contrôle mise à son service.

Au surcroît, en s’habituant à ce que le « discours d’autorité de la science » (alors qu’au contraire, les connaissances scientifiques ne sont qu’un constat temporaire et toujours contestable à l’avenir, à l’aune de nouvelles observations ou théories, d’où la posture radicale de « doute » du scientifique) dicte les choix politiques, ce que nous perdons c’est l’autonomie de la sphère politique qui renvoie à l’expérience collective purement « humaine » du désir et de la responsabilité, loin de la « gestion de choses inertes » à laquelle tente de nous réduire la présentation politico-médiatique des enjeux de la pandémie de COVID-19.

Bientôt trois mois après l’imposition du passe sanitaire, 50 millions de personnes ont reçu une double dose de vaccin. Le taux de couverture vaccinale atteignant 86% de la population majeure, le maintien d’une mesure aussi autoritaire apparait comme très illégitime. Cela alors que depuis le 30 septembre, l’exigence du passe sanitaire est étendue aux 12-17 ans pour accéder aux lieux publics dans les mêmes conditions que leurs aînés.

La loi permettant l’instauration du passe sanitaire prendra fin le 15 novembre 2021, mais on apprend qu’un projet de loi sera présenté le 13 octobre au parlement donnant la possibilité au gouvernement de recourir au pass sanitaire « si la situation l’exige ». En tout état de cause, l’horizon de « l’immunité collective » qui a servi de justification initiale à l’instauration du passe sanitaire a été écarté depuis longtemps par les scientifiques.

A l’instar des « mesures d’exception » imposées par l’Etat dans la dernière décennie et inscrites par la suite dans le droit commun : l’urgence et les justifications s’envolent, la structure de contrôle reste

Cette structure de contrôle est la conséquence d’une double « déresponsabilisation » :

  • Un Etat qui se cache derrière l’urgence, le discours du conseil scientifique posé comme « faisant autorité » et une présentation des faits purement « technique » pour ne plus assumer sa responsabilité politique. Ce gouvernement « d’expert » niant la conflictualité potentielle de toute décision repeint en « obscurantiste », « égoïste » ou « complotiste » n’importe quelle personne qui discuterait la légitimité de ses mesures. Mais en plus de cela, le gouvernement enrôle de force de simples citoyens qu’il rend de fait responsable (pénalement) de l’application de décision qu’il n’a pas les moyens matériels d’appliquer lui-même par « l’externalisation » du contrôle des passes sanitaires.
  • Des citoyens déresponsabilisés, amenés à suivre les va-et-vient incessants des mesures sanitaires sans jamais être associés à la prise de décision et à ses enjeux, ni même consultés ou simplement considérés. Cette infantilisation culmine dans une nouvelle « bonne conscience » qu’on voit fleurir dans une part de la population vaccinée : tous ces « authentiques citoyens conscients et engagés » qui ont le mérite de s’être fait courageusement vacciner et qui prétendent tracer une nouvelle ligne séparant les individus vertueux des infâmes non-vaccinés, renforçant encore la dépolitisation, le moralisme psychologisant et le confusionnisme ambiant, au détriment d’une analyse sérieuse de l’autoritarisme qui s’installe.

Dans une situation où ni l’Etat, ni les citoyens ne sont plus responsables de rien, ce qui subsiste c’est un système technique qui prend en charge la « gestion » de nos vies d’où disparaissent toutes « attentes humaines ». Ceci s’observe facilement dans les caractéristiques du dispositif mis en place :

  • L’ensemble du corps social, dans ses dimensions les plus intimes et quotidiennes, doit s’adapter à une solution « unique », alors qu’il semble que les réponses sanitaires les plus efficaces soient un « mix » de mesures (incluant le vaccin, mais pas seulement), mais cet aveu diminuerait l’argument d’autorité et risquerait trop d’inciter à la réflexion, à la discussion et à la réappropriation des enjeux par la population.
  • L’abandon aux applications technologiques exprime au mieux la défiance envers tout ce qui serait trop « humain », dans la filiation à une matrice « néolibérale » qui postule que notre cerveau n’est pas naturellement « rationnel », qu’il faudrait corriger ses biais comportementaux pour qu’il réponde plus efficacement aux attentes posées par les différents systèmes de gestion des flux (« nudge », économie comportementale, etc.). Ainsi on ne saurait s’en remettre à la vertu des représentants de l’Etat, à la capacité du corps médical à convaincre, ni aux citoyens pour s’approprier eux-mêmes les solutions mises à leur disposition.
  • Assez logiquement, en l’absence de construction démocratique, collective et consenties de choix politiques qui ne s’appuient finalement que sur des solutions « uniques » et « techniques », il n’y a plus que la répression qui soit à même d’en garantir l’application.

Cette répression consiste principalement dans l’exclusion sociale des individus qui ne se plient pas intégralement aux attentes des dispositifs disciplinaires rampants qui s’immiscent dans les situations les plus quotidiennes : accès aux commerces, aux espaces et services publics, à l’emploi sont remis en cause en l’absence de passe sanitaire. Il s’ensuit d’une part la création d’une catégorie de « sous-citoyens » ne possédant pas une réelle effectivité de leurs droits et d’autre part l’enrôlement d’autres citoyens qui devront contrôler le public qu’ils rencontrent dans leur activité et en exclure les membres non-vaccinés.

Mais les applications techniques que l’on commence à entrevoir offrent des gisements immenses d’atomisation et de contrôle des vies qui promettent de renforcer d’autant la répression potentielle. Ainsi, « l’économie des données » visant à rendre lisibles et prévisibles les individus, déjà installée avant la pandémie, pourra maintenant permettre un perfectionnement toujours accru de la surveillance. Par ailleurs, les procédés créés à l’occasion de la pandémie pour maintenir le travail pourront renforcer opportunément l’isolement et la dépossession (télétravail, visio-conférence, rôle accru des écrans et des dispositifs numérisés, etc…) substituant à des conditions sur lesquelles les individus avaient collectivement un minimum de prise des dispositifs techniques auxquels il sera de plus en plus difficile de se soustraire.

Nous considérons donc comme primordial de rompre avec « l’utopie de la numérisation des vies » en opposant aux solutions descendantes, uniques, techniques et répressives des initiatives concertées, multiples, humaines et démocratiques.

Dans cette déresponsabilisation politique générale, le manque qui se fait le plus fortement ressentir est celui de la démocratie. Les manifestants contre le passe sanitaire ont raison de pointer cette carence, mais les dispositifs qui gèrent nos vies et réduisent à néant la « liberté » sont déjà installés depuis longtemps, ils ne font que se généraliser à de nouvelles catégories de population et s’approfondir. Une véritable prétention démocratique suppose une responsabilité individuelle et un engagement collectif d’envergure et ne saurait se limiter à crier ‘liberté » ou attendre seulement de mener sa vie individuelle tranquillement. C’est une cause réellement juste mais exigeante impliquant des efforts pour s’informer, un esprit de compromis et de nuance, un souci des membres des autres catégories sociales et une volonté de construire des dynamiques collectives réellement offensives envers les adversaires identifiés : le principal étant à nos yeux la structure capitaliste de notre société.

        Plus que jamais il est nécessaire de sortir des logiques capitalistes si nous souhaitons venir à bout de cette crise sanitaire qui, rappelons-le, touche bien plus durement les populations et les pays les plus pauvres, mais dont certaines entreprises multinationales (GAFAM et laboratoires pharmaceutiques en têtes) profitent largement. 

C’est pourquoi nous revendiquons la levée immédiate des brevets afin de permettre la production partout où cela est possible de vaccins à bas-coûts, seule condition à un reflux durable de la maladie partout dans le monde, pas uniquement dans les pays riches, et seul moyen de lutter contre l’apparition de variants toujours plus dangereux. Par ailleurs, les laboratoires privés qui ont développé ces vaccins n’ont pu le faire que grâce au soutien des Etats, par le biais notamment de technologies issues de la recherche publiques. Ces entreprises, ne peuvent même pas prétexter une prise de risque pour justifier leurs profits indécents, tant ils ont été gavés d’argent publique par le biais de subventions et de préachat de doses. En toute cohérence, la technique des vaccins doit donc être transformée en « bien public mondial » pour permettre à tous les Etats d’en produire la quantité qu’ils souhaitent.

Au niveau national, la « guerre » sanitaire annoncée par Macron est aussi, et peut être surtout une guerre sociale. Nos services publiques, vampirisés par des années de néolibéralisme se sont révélés fragilisés, épuisés par le manque de moyens organisé depuis des décennies par nos dirigeants. La crise sanitaire n’a en rien freiné ce mouvement : 5700 lits d’hôpitaux ont été supprimés en 2020 !

Nous avons lutté et nous lutterons a nouveau partout où cela sera nécessaire contre la privatisation des services publiques et leur management déshumanisé, qui broie les travailleurs.e.s, abandonne les plus précaires et détruit le sens de nos métiers. A l’occasion de la pandémie, la politique de santé a renforcé cette privatisation en recourant de plus en plus à des entreprises privées (doctolib, cabinets de conseil, etc…). Ces derniers ne défendent que leurs intérêts économiques et voient notre santé comme un nouvel « objet à gérer » et une source de profits à réaliser !

À l’hôpital comme dans les collectivités territoriales, nous défendons un service publique inclusif et émancipateur, incompatible avec le passe sanitaire qui ne fait qu’exclure de la culture, des loisirs, de la santé et de l’emploi des populations principalement issues des classes défavorisées.

Ces classes défavorisées, premières victimes de l’exploitation capitaliste et de la ségrégation de classe, voient leur sort aggravé à l’issu de la crise économique entrainée par les confinements de la population. Ainsi, les faillites de petits commerces, les plans sociaux dans les grandes entreprises, le tarissement de l’embauche pour les intérimaires et les jobs étudiants plongent dans la misère des pans entiers de la population. Constater qu’en même temps croissent les profits des grandes entreprises et le patrimoine des plus riches rend encore plus urgente la réappropriation et le partage de la production. Sans quoi la reconfiguration des métiers observée durant la pandémie et les multiples confinements sera l’occasion d’une nouvelle augmentation de la productivité des travailleurs.e.s permise par une continuité croissante entre notre emploi et notre vie privée, un contrôle accru de l’activité rendu possible par l’effritement des collectifs de travail et leur remplacement par des applications technologiques, une destruction des conquis sociaux et du droit du travail. La hausse de productivité générera une nouvelle fois une déshumanisation des conditions et du sens du travail, une précarisation de l’emploi et une hausse du chômage tout en renforçant la richesse des riches et l’accumulation de capital technique.

Il nous apparaît que c’est bien pour « sécuriser » cette situation explosive qu’émergent des dispositifs croissants de contrôle des population, d’isolement des individus et de dépendance à des configurations techniques de la vie sociale. En effet, les décideurs.e.s de la sphère politique appartiennent à la même classe sociale que les profiteurs.e.s de la sphère économique, et partagent donc spontanément une vision commune de leurs intérêts. L’idéal d’un aménagement de la société et de l’environnement naturel permettant l’extorsion sécurisée de profits partagés par les membres des classes sociales dominantes est la cause première de l’émergence de la pandémie et des multiples dispositifs mis en place pour la « gérer ». Nul besoin de « complot » pour mettre à jour les logiques à l’œuvre dans une économie capitaliste et dans la classe sociale à laquelle elle profite.

Les conspirationnistes ne cherchent pas à analyser les causes de problèmes réels, mais se réfugient dans des préjugés, des postures morales, des condamnations univoques, des suspicions interminables, une personnalisation de mécanismes abstraits. Une analyse sérieuse des problèmes soulevés par les manifestations anti-passe sanitaire est possible et nécessaire, mais elle doit être orientée vers les véritables causes du problème : le système économique capitaliste, la gestion autoritaire des populations par l’Etat au service des classes dominantes, la misère et l’exclusion sociale, la destruction des institutions démocratiques. Par comparaison aux crises qui promettent d’être plus nombreuses et graves à l’avenir à cause de l’instabilité écologique, géopolitique et sociale grandissante des sociétés, la crise de la pandémie de COVID-19 apparaît comme presque anodine. Mais ce qui ne l’est pas, c’est l’ensemble de réflexes de contrôle et de tropismes technophiles bien acquis socialement dans la classe dominante, qui ont pu se déployer à travers tous les dispositifs que nous avons dénoncés dans cet écrit et jouer le rôle fonctionnel de « répétition générale » avant la crise, la vraie.

Portée par les affects de peur et de dépossession générés par la maladie en elle-même et la perte des repères habituels entraînée par sa gestion chaotique, l’extrême droite sort renforcée de cet épisode et a pu investir opportunément à certains endroits les manifestations anti-passe sanitaire. Il n’est pas nécessaire de considérer les incohérences plus que manifeste de ce courant politique face aux enjeux écologiques, à la liberté et la démocratie, alors qu’il soutient l’aménagement capitaliste de l’environnement, le contrôle des « étrangers », des pauvres et des mouvements sociaux, ainsi que le déploiement de l’arsenal sécuritaire et répressif mis en place par les gouvernements « démocratiques » qui se succèdent. Mais pour autant, ce relatif succès doit nous interroger sur les logiques de repli, de délire et de haine que l’on observe lorsque les causes sociales profondes ne sont plus affirmées clairement et combattues. L’instabilité et la volonté de contrôle des dominants promettant d’être grandissantes, nous devons à l’avenir porter les analyses que nous considérons comme réellement émancipatrices dans les mouvements qui contestent (même sans le savoir) ce qui est en fait la gestion capitaliste de nos vies, telles que les manifestations contre le passe sanitaire.

13.10.2021